ALICE BLEYS
Un Cœur à vendre

L’agent -Bonjour ! Bienvenue chez un cœur à vendre ! Nous avons à cœur de vous satisfaire. Que recherchez-vous ?
Simon -Je ne sais pas trop…Je me suis fait expulser d’un cœur, donc je cherche à me reloger au plus tôt…
L’agent -Ah, oui c’est un cas classique, il n’avait peut-être pas de fondations assez solides. Mais ne vous inquiétez pas cher monsieur, la qualité est ici notre priorité ! Nous allons vous retrouver un cœur neuf en un battement !
Simon -Oui, c’est vrai qu’il pleurait beaucoup… Et l’humidité faisait un peu moisir ses parois… Mais je m’y sentais bien. Cette petite atmosphère humide et chaude était réconfortante, comme un hammam. J’y étais vraiment chez moi, avant que tout s’évapore…
L’agent -C’est bien le problème des hammams, ils sont très confortables, mais c’est un divertissement. On ne peut pas loger dans ce genre de cœurs voyons ! Où l’aviez-vous trouvé ?
Simon -Il traînait par terre dans un bar, et j’ai trébuché dessus. C’est ainsi que je suis tombé amoureux.
L’agent -Mais voyons, on ne dépose pas ses valises dans le premier cœur venu ! C’est un choix qui nécessite une aide professionnelle. Bon, fini le vagabondage cher monsieur, car nous allons donc vous aider à trouver la perle rare ! Comment aimez-vous votre cœur ?
Simon -Je n’ai pas vraiment de critère, je souhaite simplement qu’il me donne des pavillons dans le ventre.
L’agent -Des paillassons vous voulez dire ? Mon Cher monsieur, vous me semblez déboussolé, peut-être que nous devrions commencer les visites afin de vous orienter un peu plus ?
Simon -Je ne suis pas très doué en visite, mais essayons…
L’agent -Vous n’allez quand même pas rester dehors par ce froid hivernal cher monsieur, vous devez dormir dans un endroit chaud au plus vite ! Tenez, je vous donne l’adresse, c’est au 74 Rue Mademoiselle, dans le 15ème arrondissement. 16h demain ?
Simon -J’y serai…
Le lendemain, dans une petite ruelle sombre, entre une boulangerie et un immeuble grisâtre, se tenait un immense cœur. Sa surface de papier glacé était par endroits noircie de sang oxygéné. Il y avait un petit grillage qui retenait l’amplitude des battements. À chacun d’entre eux, les tissus se gonflaient tout autour du barreau qui faisait pression sur la bête rouge.
Simon -Bonjour mademoiselle, est-ce bien ici la visite ?
Mademoiselle -Oui, c’est bien ici.
Simon -Vous avez un magnifique cœur, puis-je entrer ?
Mademoiselle -Non, désolée, c’est fermé. Je préfère que les hommes restent en dehors de mon cœur.
Simon -Pourquoi organiser des visites dans ce cas ?
Mademoiselle -Ça me distrait et ça fait passer le temps. J’aime bien qu’on admire mon cœur sans pouvoir y pénétrer.
Simon -C’est fort cruel.
Mademoiselle -Désirez-vous l’observer encore un peu ?
Simon -Non. Je cherche à me loger. Si j’avais voulu observer, je me serais rendu dans un musée…
Mademoiselle -D’accord. Je vais attendre ma prochaine visite dans ce cas. Tiens ! Le voilà qui presse le pas au bout de la rue.
Simon est de retour à l’agence, il repasse une nouvelle fois la porte des cœurs à vendre.
L’agent -Alors Cher monsieur ! Avez-vous trouvé l’élu de votre cœur ?
Simon -Il était fermé…
L’agent -Ah.. Oui, c’est une chose qui arrive souvent de nos jours…
Simon -Je ne comprends pas. Pourquoi ouvrir la rencontre si c’est pour fermer son cœur ? Pourquoi mettre son cœur sur le marché si l’on ne veut laisser personne y entrer ?
L’agent -Certains propriétaires aiment simplement sentir qu’on caresse leur cœur, qu’on le cajole et qu’on l’embrasse. Mon secteur d’activité est d’ailleurs bien en péril de cette nouvelle tendance à la fermeture. C’est souvent lié aux dégâts causés par les précédents locataires. Ils ne sont pas tous bien intentionnés… Certains ne respectent pas les lieux, sèment la zizanie et laissent le cœur dans un état pitoyable. Je ne vous parle pas de l’état des lieux de sortie : des fuites partout, des trous non rebouchés, des fissures au plafond et du salpêtre plein les murs. Ils auraient bien besoin d’un grand coup de ménage ces cœurs-là, mais les propriétaires préfèrent en général fermer les lieux.
Simon -Et si je me proposais de remettre le cœur en état ? C’est désolant, je le voyais s’essouffler à chaque battement.
L’agent -Malheureusement le propriétaire ne vous confiera jamais les clefs aussi facilement, cher monsieur. Je crois que c’est à lui de faire le ménage, il connaît mieux son bien et saura l’épousseter comme bon lui semble. Et puis vous ne supporteriez pas la charge émotionnelle que demande un tel chantier.
Simon -Quel travail titanesque ! Je lui souhaite bon courage. Auriez-vous d’autres cœurs moins endommagés à me faire visiter ?
L’agent -J’ai un bien que vous allez adorer ! C’est un lieu empli de vie en plein cœur de paris. Il vient d’être refait à neuf et très lumineux avec une grande cheminée. Il y fait bon-vivre !
La visite se tiendra au 7 place des artichauts, dans le 4ème arrondissement de Paris. Elle se tiendra demain à 12h.
Le lendemain, Simon arriva sur une place ensoleillée. En face de la fontaine, se dressait un cœur juvénile, au battement rapide et vif.
Simon -Bonjour joli cœur !
Joli Cœur -Ah ! Bonjour joli monsieur ! Je vous attendais avec impatience ! Commençons la visite ! Que voulez-vous voir ? Quel bonheur ce sera pour vous d’habiter mon cœur ! Vous disposerez d’une exposition plein Sud. J’ai également une douche à l’italienne antidérapante, un parquet point de Hongrie en hêtre, et des moulures en plâtre.
Simon -Ah ! Que de belles promesses ! Pourrions-nous commencer la visite ?
Joli Cœur -Oui, veuillez me suivre !
Simon avança et se retrouva face à une imposante porte grande ouverte. Elle présentait de grandes fenêtres encadrées par de fins bâtis de bois blanc. En réponse à ses carreaux colorés, de multiples rayons lumineux se coudoyaient au sol, formant un arc-en-ciel fondu.
Simon -C’est un espace bien accueillant dont vous disposez-là, mais n’avez-vous pas peur de vous faire voler votre cœur en laissant la porte ainsi ouverte ?
Joli Cœur -Ah ce sont des choses qui arrivent. Qui arrivent souvent. J’ai le cœur un peu mou, ça a ses inconvénients… Mais il reste fort confortable ! Et l’on dispose également d’un vaste espace, c’est grand et il y fait bon vivre.
Simon suivit joli cœur et entra dans un espace aux parois rouge vif, qui semblaient battre sur tous les murs un rythme confus.
Simon franchit la porte et voulut engager un pas.
Simon -Ah ! Mais ce sol est bien trop tendre pour y risquer le pas. On n’en ressortirait jamais ! Ce sont des sables mouvants qui tapissent votre cœur. Veuillez m’excuser joli cœur, mais je crains de ne pas pouvoir m’y aventurer.
Joli Cœur -Comme vous voudrez. Vous êtes donc de ceux qui refusent un peu de bonne chaleur par peur de plonger. Mais allez donc, c’est votre malheur que vous devrez éponger. Et entendez bon monsieur, que je me ferai sourde face à vos regrets.
Simon remarqua que son pied gauche était déjà englué dans la substance molle, il l’extirpa, et fit de même avec l’ensemble de son corps pour échapper au cœur qui se contractait sur lui. Il reprit le chemin vers l’agence, boitant de son pied enduit d’une substance sirupeuse. Il atteint enfin, avec beaucoup de peine et de temps, l’enseigne vermillon de l’agence. Il entra, puis s’affala sur un fauteuil un peu trop moelleux à son goût.
L’agent -Alors, alors alors ! Qu’avez-vous pensé de ce joli cœur chaleureux ?
Simon -La chaleur peut s’avérer étouffante. J’ai cru m’asphyxier, c’était un cœur bien goulu. Il était affamé, je ne pense pas que j’aurais été assez consistant pour lui livrer satiété.
L’agent -Certains cœurs sont ainsi, Cher monsieur. Ils sont une piscine qui vous engloutit et attend que vous l’abreuviez de votre sang et la nourrissiez de votre chair. Joli cœur était de ceux qui ne savent pas nourrir leur propre cœur. Alors ils l’ouvrent à qui veut bien entrer, et essaient ensuite d’en extorquer des victuailles. Mais ne vous méprenez pas, malgré leurs allures de prison, ces cœurs auront également beaucoup à offrir si vous vous laissez ensevelir. Mais c’est effectivement un tunnel bien profond, prévoyez quelques bouteilles d’oxygène. L’expérience est intense, et l’on n’en ressort pas de si tôt.
Simon -Quelle est la performance énergétique de ce cœur ?
L’agent -C’est un logement en G, me semble-t-il… Une petite passoire énergétique !
Simon -Je ne pense pas disposer de l’énergie nécessaire pour y faire face… J’espère que ce cœur trouvera son explorateur. Comment survit-il si l’explorateur s’en va ?
L’agent -Ils ne s’en vont pas facilement, car le cœur fera tout pour les retenir en son sein… Mais lorsque cela se produit, il ira rapidement trouver une nouvelle proie pour satisfaire son appétit. Sans cela, il se dessèche, manque de ressources personnelles. C’est pourquoi ces cœurs sont des plus présents et actifs sur le marché. Ils sont dans le besoin et nous essayons donc de les traiter en urgence. Étant très dépendants de notre activité, ce sont des clients fidèles !
Simon -Pourriez-vous désormais m’orienter vers un cœur moins… énergivore ? Je commence à prendre goût à cette chasse au trésor…
L’agent -Ce sont des paroles qui me vont droit au cœur, bien entendu, cher monsieur ! J’ai un bien qui vous séduira par son charme de l’ancien. Il possède également une grande cave en sous-sol.
Simon -Ce sera sans moi je pense, je ne suis que très peu séduit par les coeurs antiques.
L’agent - Bon, il me resterai bien un dernier cœur à vous proposer, mais cette fois-ci vous ne serez pas seul lors de la visite. Les prétendants sont nombreux. Je préfère également vous avertir que ce cœur préfère éviter les locations, et privilégie les ventes rapides. Mais il est disponible dès maintenant ! Premier arriver, premier servi !
Et l’on attend de vous que vous ayez un dossier solide, avec un salaire plutôt épais…
Mais si vous arriviez à sortir du lot, vous pourriez signer le bail dès aujourd’hui.
Quelles sont donc ces manières de faire ? Je ne tiens pas à être présenté et jugé sur une estrade saliveuse. Alors ainsi, on choisirait son locataire comme l’on choisirait le bout de viande le plus appétissant… Attendez-vous de moi que je sois le plus tendre des morceaux parmi une brochette de bodybuilders dénudés ?
Très peu pour moi, je préfère éviter cette usine cardiaque aux battements superficiels. C’est ridicule de traiter ainsi ses locataires, à la chaîne, sans même qu’ils aient le temps de se familiariser avec les lieux.
L’agent - Ce n’est pas vraiment…
Simon se leva de son assise, surmontant l’agent de son ombre.
Simon - Je ne veux plus de vos services, veuillez m’excuser. Vous me présentez un cœur retissant, un cœur trop gourmand, puis un cœur fort exigeant. Moi je ne demandais qu’un cœur aimant.
Mais je doute que vous possédiez ce genre de cœurs. Je pense que ces derniers ne seraient même pas traversés par la pensée d’exposer leur bien sur un marché concurrentiel face à un public anonyme. Je m’en vais chez les chimistes, voir si il leur reste de l’alchimie. Ou peut-être même irai-je voir des cuisiniers, il paraît qu’ils détiennent-ils la recette du bonheur. Tiens ! Je passerai également chez les aéronautes, peut-être leur reste-t-il de l’amour dans l’air. Mais une chose est sûre, je n’irai plus voir d’agent immobilier.
Il avance jusqu’à la porte de sortie, secoua une dernière fois son pied pour éliminer les vestiges gluants du cœur précédent, puis s’en alla retrouver l’air frais.
Après de nombreuses inspirations, et tout autant d’expirations, il se mit en marche à la recherche d’un cabinet de chimie. Mais au fur et à mesure de sa marche, il sentait son corps se débarrasser de sa gravité. Ses pas se transformèrent en de petits rebonds volatiles, et le sol ne faisait bientôt plus que souligner ses pieds. Son corps était élancé avec assurance vers le ciel, comme attiré avec force. Ce qui l’attirait se présentait sous forme d’une tâche rouge brunâtre.
Simon - La gravité fait que nos corps sont attirés par le sol, mais cette chose-là fait que je suis attiré par le ciel. Pendant que les autres chutent vers le bas, moi, je suis cette verticalité à l’envers, pour aller vers le haut. Jusqu’où vais-je monter ainsi ?
La tâche se précisa jusqu’à devenir une jolie forme, une forme aléatoire mais qui évoquait celle d’un cœur. Il était gonflé, et ses battements le propulsaient par petits à-coups à travers le ciel.
Simon atteignit bientôt le seuil de la porte de cette ravissante bâtisse pleine de vie.
Simon - Vous êtes le cœur aimant, n’est-ce pas ?
Coeur volant -Oui, c’est bien moi ! Je suis désolée, je ne choisis pas vraiment sur qui mon attraction va s’exercer. Mais lorsque cela arrive, j’aime tendrement. Voulez-vous visiter mon coeur ?
Simon acquiesça et entra dans le coeur. Il était un peu biscornu et ses murs battaient la chamade. Ils battaient fort, mais Simon s’y sentait bien. Alors Simon s’allongea sur le sol, et son corps se mit à rebondir au rythme de la peau tiède. Il ferma les yeux. Son propre coeur fit un tour sur lui-même, un salto, trois petits pas chassés, puis vint s’asseoir dans sa cage thoracique, apaisé.
Simon- Je me sens… chez moi