ALICE BLEYS
Ellipse, une cosmogonie
Voici l’histoire d’un écrivain maniéré qui voulait refaire le monde. Il voulait tout réécrire, mais à sa manière. Il ne voulait pas que les choses soient comme elles sont, il voulait qu’elles soient juste un peu à côté. Alors il prit sa plume, son encre marine et son papier, et en bon écrivain, il ornementa son monde de figures de style. Ainsi naquit Ellipse, une planète un peu trouée, un peu évidée, un peu oubliée. Nul ne sait vraiment si les manques qui la composent sont le résultat d’un parti pris littéraire ou d’une étourderie, mais la planète des omissions avait vu le jour. C’était une planète bien déserte, il paraît qu’il y règne des fantômes de mots disparus.
À Ellipse, les maisons se sont fait voler la moitié de leurs tuiles, laissant des toits aux airs de bouches juvéniles mutilées par les caries. Rares sont d’ailleurs les habitants qui peuvent encore rire de toutes leurs dents, marcher de toutes leurs jambes, ou câliner de tous leurs bras. Il est commun de voir se traîner avec peine des demi-corps à demi morts. Il manquait toujours quelque chose.
Ceux qui subirent une omission plus sévère, ceux qui ne se déplaçaient qu’avec une main reliée directement à quelques muscles de leur cou, n’avaient souvent même pas de quoi nourrir leur quart d’estomac. De plus, ces derniers vivaient dans la pénombre la plus totale, car à Ellipse, le demi-soleil est aussi coutumier qu’une demi-lune. Ainsi, les plus entiers pouvaient profiter de la chaleur et de la lumière du côté gauche du soleil, tandis que les plus démunis grelottaient sur des terres ombragées. Mais ils s’y sentaient bien, satisfaits que l’on discerne avec moins d’aisance leurs lacunes. Il est aisé de deviner qu’au sein de la culture du manque, une hiérarchie voit rapidement le jour. Et parmi les habitants, les Ellipsiens, l’injustice était chose commune. Il existait en effet, une fois par décennie environ, des naissances improbables. Vous aviez plus de chance de mourir écrasé par une troupe de chevreuils argentins durant leur marathon bimensuel que d’accoucher d’un tel enfant.
C’était les complets, les êtres prodiges malgré eux, ceux aux corps aussi logiques que symétriques. Naturellement, ces semblants de divinités se retrouvaient avec aisance en haut de l’échelle hiérarchique. Les Ellipsiens les plus minimaux, quand à eux, étaient aussi les plus appauvris.
(Extrait)








